Actu Belge : La Belgique, d’un plan social à l’autre
3 OCTOBRE 2016 | PAR LUDOVIC LAMANT (MEDIAPART)
Après l’américain Caterpillar, la banque ING a annoncé lundi un plan social très lourd en Belgique, avec la suppression de 3 158 emplois. Les licenciements collectifs se multiplient. Pourtant, le royaume s’est souvent montré accommodant avec les entreprises étrangères et leurs impôts…
De notre envoyé spécial à Bruxelles.- Il reste encore un trimestre entier d’ici à la fin de l’année, mais 2016 s’annonce déjà comme une année sinistre sur le front de l’emploi belge. La banque néerlandaise ING a présenté lundi un plan social qui prévoit la suppression de 7 000 postes à travers le monde, dont 3 150 « équivalents temps plein »pour la seule Belgique, à horizon 2021.
« Il faut réparer le toit quand le soleil brille », s’est justifié le patron d’ING, Ralph Hamers. Le groupe bancaire, quatrième plus grosse banque de la zone euro par la capitalisation en 2014, connaît une solide croissance. Mais il se dit pénalisé par les taux d’intérêt bas (qui compressent certains de ses revenus), la mise en place de régulations bancaires plus contraignantes à l’échelle de l’UE et la concurrence des banques en ligne.
Le ministre de l’emploi belge Kris Peeters n’a pas caché son inquiétude lundi matin, redoutant d’autres restructurations à venir dans le secteur bancaire du pays. Quant au chef du gouvernement, le libéral Charles Michel, il s’est contenté d’exhorter ING à« assumer ses responsabilités pour faire baisser le nombre » de licenciements secs, à travers un « dialogue social le plus intense possible ». Au plus fort de la crise bancaire en 2008, ING avait profité du soutien de l’État néerlandais, via une injection de capital de dix milliards d’euros, rappelle le Financial Times.
Quelques semaines avant l’annonce d’ING, Caterpillar, fabricant de machines pour le BTP, plombait déjà l’ambiance à Bruxelles. Le groupe américain annonçait la fermeture, dès 2017, de son usine belge de Gosselies, près de Charleroi, au sud du pays (entre 2 100 et 2 200 emplois concernés, et autant de postes chez les sous-traitants). Peu après, c’était au tour de l’assureur français Axa de faire une croix sur 650 emplois dans le royaume. Depuis janvier, la Belgique (11 millions d’habitants) a enregistré le sacrifice de plus 12 000 postes, selon le décompte du quotidien économique L’Écho. L’ordre de grandeur est comparable à celui de l’année 2012, lorsque le constructeur automobile Ford avait annoncé la fermeture de son site à Genk, à la frontière avec les Pays-Bas (4 500 emplois à lui seul).
« Nous avons déjà vécu cela en Belgique à plusieurs reprises depuis la crise de 2008, et encore avant cela dans les années 1980 », relativise Bruno Bauraind, un politologue membre du groupe de recherche Gresea, qui travaille en particulier sur les sites belges de Caterpillar et ArcelorMittal. « Mais les annonces spectaculaires de grosses entreprises comme ING ou Caterpillar ont incité les médias à évoquer d’autres restructurations qui seraient peut-être passées inaperçues d’ordinaire. » La Belgique affichait un taux de chômage de 8,2 % de sa population active en août, selon les chiffres d'Eurostat, à comparer à un taux de 10,1 % pour les 19 membres de la zone euro.
« Ces annonces viennent de secteurs très différents. Mais elles présentent bien une similitude. À chaque fois, ce sont les normes de rentabilité qui ne sont plus adaptées au marché tel qu’il existe, et il faut alors couper dans les budgets, sous la pression des actionnaires », poursuit Bruno Bauraind. C’est net dans le cas de Caterpillar. Le fabricant est confronté à une légère perte de vitesse, en raison d’une conjoncture économique mondiale détériorée. Mais le dividende versé à ses actionnaires, lui, n’a cessé de progresser, avec 43 % des bénéfices du groupe reversés à ses actionnaires…
De son côté, la branche ING Belgique a fait remonter vers sa maison mère, aux Pays-Bas, pas moins de 7,2 milliards d’euros en dividendes lors des dix dernières années, dont 1,7 milliard l’an dernier, précise L’Écho. Ce qui a fait râler lundi Paul Magnette, président socialiste de la région de Wallonie (sud de la Belgique), et l’une des figures du PS francophone (dans l’opposition au niveau national) : « ING a rapatrié près de sept milliards d’euros vers les Pays-Bas ces dix dernières années, son CEO [directeur financier – ndlr] s’est octroyé il y a quelques semaines 25 % d’augmentation de sa rémunération, il gagne quarante fois plus que la moyenne de ses employés ! », a lancé Magnette, assurant qu’il ne croyait pas à l’argumentaire d’ING pour justifier la baisse des coûts.
Ces différents licenciements collectifs ont un autre point commun. Tous concernent des multinationales qui ont longtemps profité de la bienveillance fiscale de la Belgique à leur égard. Elles se sont épanouies dans les failles de la fiscalité européenne. Comme souvent, ce sont les « intérêts notionnels » qui sont pointés du doigt, cetteinvention belge du gouvernement libéral de Guy Verhofstadt mise en place en 2005 et permettant à des multinationales de défiscaliser autour de 50 % de leurs bénéfices (et parfois bien plus). D’après les services d’étude du PTB (un équivalent lointain du Parti de gauche français, implanté en Belgique francophone), ING Belgique n’aurait été imposé qu’à 12 % sur ses bénéfices, au cours des dix dernières années, grâce à ces fameux« intérêts notionnels » (soit 1,3 milliard d’impôts sur 10,4 milliards de bénéfices, à comparer à un taux d’imposition officiel en Belgique de… 33,99 %).
Quant à Caterpillar, le même service du PTB, qui est à la pointe dans la dénonciation des« intérêts notionnels » (même si le sérieux de ses études est parfois contesté), était déjà monté au créneau en septembre. Il avait estimé que la multinationale avait ainsi économisé 150 millions d’euros d’impôts. D’après une contre-enquête du quotidien belge Le Soir, la multinationale a tout de même été imposée à 29,2 % sur ses bénéfices, sur l’année 2015. La faille est ailleurs : elle a créé en Suisse une société mère, qui chapeautait depuis 2001 son usine belge, ce qui a dû lui permettre, estime Le Soir, d’optimiser la fiscalité sur ses bénéfices (le quotidien parle d’un taux minuscule de… 10 %).
« Le personnel politique est de plus en plus conscient du problème des “intérêts notionnels”, commente Bruno Bauraind. Le souci, c’est que le développement économique de la Belgique, depuis les années 30, et surtout depuis les années 60, est toujours passé par l’attractivité du territoire vis-à-vis des grandes multinationales. S’ils décident de revenir en arrière en matière de fiscalité, ils ont peur d’un effet dévastateur sur le terrain. » Dans ce contexte déprimé, l’annonce du rachat de Brussels Airlines, la compagnie aérienne nationale née sur les cendres de la Sabena, par le géant allemand Lufthansa, n’a rien arrangé. L’opération – qui devrait se faire à prix très cassé – fait craindre, là encore, des licenciements à Bruxelles dans les mois à venir.
Sur le terrain, la multiplication des annonces de plans sociaux n’a pas entraîné de regain de mobilisation syndicale. Le front des grandes centrales du pays a bien réuni plusieurs dizaines de milliers de manifestants dans les rues de la capitale belge le 29 septembre, mais la grève générale du 7 octobre a, elle, étrangement été reportée. Les grèves générales massivement suivies qui avaient mis la Belgique à l’arrêt fin 2014, en réaction aux premières annonces du gouvernement de Charles Michel à peine arrivé, semblent bien loin. Pourtant, la colère est palpable. Dans les sondages, le Parti du travail de Belgique (PTB) est à la hausse (entre 10 et 11 % dans les sondages), en Wallonie comme à Bruxelles, contestant l’hégémonie du PS pourtant lui aussi dans l’opposition à l'échelle fédérale.
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