Le peuple : instrument ou fin?
La question posée par le Contrat social de Rousseau est comment former un peuple en garantissant ce droit inaliénable qu’est la liberté. Mais la solution toute théorique d’un contrat social suppose comme solution ce qui fait problème, il y a là cercle vicieux : il faudrait l’unité du peuple pour former l’unité du peuple. Au-delà de la solution de principe, il faut donc interroger les moyens concrets qui favorisent la pensée commune, la conscience de l’intérêt général, de l’universel par-delà tout particularisme égoïste.
Aujourd’hui, le peuple est abstraction, il ne semble renvoyer à aucune réalité. S’adresser à cette entité abstraite inexistante est alors décrié comme populisme. Les politiques même s’accorderaient ainsi dans leur grande majorité à reconnaître que la société n’est plus que composée d’atomes isolés, d’égoïsmes en concurrence sur le marché. Le rôle de la politique ne serait que de veiller au libre mouvement de ces atomes isolés et à n’intervenir que contre les obstacles à ce libre jeu. La politique ainsi comprise est-elle neutre de toute idéologie ? Elle ne rentre que trop parfaitement dans les cases de l’idéologie libérale, celle qui se défend justement de n’être pas idéologique, qui se présente comme la seule alternative à toute idéologie, donc la vérité impartiale et juste, la destinée vraie de l’humanité pour laquelle il n’y a pas même lieu de délibérer.
N’y a t-il pas là une volonté politique de tuer la politique ? Etrange paradoxe de politiques qui semblent nous rappeler qu’il n’y pas de réelle sphère commune, de questions de bien commun, d’intérêt universel. Il s’agit peut être de nous détourner de la participation citoyenne pour qu’on ne s’intéresse qu’à la sphère de nos intérêts privés. Le pire est que, parfois, on désire même ce qui nous aliène. Benjamin Constant pointait lui-même déjà ce problème comme contrepoint à l’indépendance gagnée par les individus par rapport à toute tutelle communautaire : le risque est que les individus abandonnent la condition de toute réelle liberté, la liberté politique. Il précisera d’ailleurs dans son discours sur La liberté des Anciens comparée à celle des modernes que les gouvernants « ne cessent de nous y exhorter ». Certains politiques incarnent donc une forme de cohérence logique du fait qu’ils ne servent, par la politique, que leurs intérêts privés ou encore ceux de multinationales auxquelles ils sont asservis. Mieux vaut dans ce cas que le peuple ne soit pas, et préserver l’éclatement de la société en monades égoïstes et simples consommatrices.
Pourtant il est des temps où le peuple est rappelé à sa réalité, il faut bien faire « comme si » car c’est la condition même pour être élu « démocratiquement » et donner une apparence de légitimité à son élection. Mais le peuple auquel on s’adresse aujourd’hui est toujours celui de quelques uns contre celui d’autres. Cela au point où même les électeurs votent pour leur catégorie sociale d’appartenance contre une ou d’autres catégories. La politique même est attaquée dans son essence. Il ne s’agit pas de se départir de son seul intérêt égoïste et de trouver conciliation avec l’intérêt général, il s’agit plutôt de faire naître une majorité, même temporaire ou illusoire pour rendre une autre partie minoritaire. A ce petit jeu le peuple ne gagne pas, il est mourant, disparaissant. Car le peuple ce n’est pas une somme d’intérêts particularistes majoritaires qui l’emporte sur des intérêts particularistes minoritaires. Il n’est plus qu’un mensonge idéologique, on monte les catégories sociales les unes contre les autres. Le peuple est dénaturé, il n’est plus l’unité autour de valeurs communes par-delà les particularismes. Le peuple c’est alors ceux qui ont gagné, ou alors, si ceux qui perdent conservent la désignation de « peuple », c’est en un autre sens.
Le peuple qui gagne renvoie au pouvoir souverain, comme le monarque d’un Hobbes qui s’identifie au peuple puisqu’il peut prétendre le représenter même quand ce dernier viendrait à s’opposer à ses décisions. Quoiqu’il décide le souverain est ce qu’il doit être, il n’y a pas d’autre peuple que lui. On peut penser ici à un Fillon qui affirme, contre vents et marées, sa légitimité de représentant de ses électeurs, maintenant il est le peuple, même si le peuple n’en veut plus. C’est oublier le droit d’insurrection, de révolte lorsque celui en qui on a fait un dépôt de pouvoir ne respecte pas ce pour quoi il a été institué. Si c’est pour sa droiture et sa vertu que Fillon représente des électeurs, c’est au nom même de ces valeurs qu’il ne trouve plus de légitimité.
Le peuple qui perd renvoie, lui, à une autre acception historique du mot « peuple », il est l’ensemble des gens qui appartiennent aux classes modestes, ceux qui se comprennent par distinction avec les privilégiés : les exclus. S’adresser à ce peuple illégitime c’est faire alors du populisme. S’adresser à ceux-là c’est réveiller les egos et leurs revendications particularistes. Cela ne peut faire peuple, ce n’est que populisme. Ceux qui privatisent le pouvoir reprochent alors à ce faux peuple de ne pas pouvoir penser la chose commune. Paternalisme politique : certains sauraient mieux que le peuple lui-même ce qui est bon pour lui. On peut penser ici au double bind de Rancière. Le « bon » gouvernement démocratique présenterait une double contrainte, une injonction contradictoire. Le « bon » gouvernement démocratique s’oppose au double excès de vie démocratique et de l’individualisme de masse. La vie démocratique, le pouvoir du peuple conduirait au désordre, au déclin de l’autorité, il défie « l’autorité des pouvoirs publics, le savoir des experts et le savoir-faire des pragmatiques ». Contre cet excès d’activité collective il faudrait alors orienter les énergies loin de la sphère publique, les tourner vers la jouissance privée. Mais cela produit alors aussi ce contre quoi doit lutter le « bon » gouvernement démocratique : la multiplication des revendications individualistes. Pour le « bon » gouvernement il ne doit rester au peuple que l’obéissance aveugle.
Mais alors « Que demande le peuple ? ». L’expression signifie qu’il a déjà tout et qu’il n’y a pas de sens ou de légitimité à demander plus ou autre chose. Ou encore, l’expression renvoie à l’infantilisation d’un peuple qui se doit attendre que le roi lui donne l’autorisation de formuler ses aspirations lors de séances de doléance. Il n’a aucune autorité il est pareil à l’enfant qui doit se soumettre à une autorité transcendante et espérer obtenir ce qu’il souhaite et ne doit pas oublier qu’il n’est que par le bon vouloir de l’autorité naturelle. C’est donc pour réaffirmer le peuple dans sa souveraineté légitime que s’assemblent les insoumis. Ce peuple, auquel on refuse même cette désignation, est paré alors de tous les défauts. Il fait pourtant preuve d’intelligence de sa propre réalité et de ce qu’elle doit être, d’impartialité et de capacité à penser l’universel par-delà les intérêts particularistes. Les jurés, sont un bon exemple, ils prouvent par leur bon fonctionnement que lorsqu’on cesse de l’infantiliser le peuple est capable de common decency, idée d’Orwell reprise par Michéa. Kant s’insurgeait déjà contre la tutelle qui maintient le peuple dans un état de minorité intellectuelle, incapable de penser par lui-même, contre ceux qui pensent que le peuple n’est pas mûr pour la liberté. Comment un peuple pourrait naître à la liberté si on lui refuse ? Certes un peuple à qui on donne la liberté peut connaître des errements, mais cela ne se corrige que par l’apprentissage de la liberté, en la laissant se réaliser. Ces errements ont donc pour responsables ceux qui empêchent la liberté de s’éduquer elle-même, ceux qui maintiennent sous tutelle, ceux qui refusent la liberté au peuple. On peut laisser Kant nous parler ici :
« J’avoue ne pas pouvoir très bien me faire à l’expression dont se servent même des hommes certainement sensés : un certain peuple (conçu en train d’élaborer une liberté légale) n’est pas mûr pour la liberté ; les serfs d’un propriétaire terrien ne sont pas encore mûrs pour la liberté ; et de même les hommes en général ne sont pas encore mûrs pour la liberté de croyance. Dans une telle hypothèse la liberté ne surviendra jamais ; car on ne peut mûrir pour elle si l’on n’a pas au préalable été mis en liberté (il faut être libre pour pouvoir se servir utilement de ses forces dans la liberté). Les premiers essais seront sans doute grossiers et liés généralement à un état plus pénible et dangereux que si l’on se trouvait encore sous les ordres, mais aussi sous la prévoyance d’autrui ; seulement on ne mûrit jamais pour la raison autrement que grâce à ses propres tentatives (qu’on doit être libre de pouvoir entreprendre). Je ne vois pas d’inconvénient à ce que ceux qui détiennent entre leurs mains le pouvoir, contraints par les circonstances, reculent encore loin, très loin, l’affranchissement de ces trois chaînes (c’est moi qui souligne : asservissement, domination sociale, soumission religieuse). Mais poser en principe que la liberté ne convient pas d’une manière générale à ceux qui leur ont été un jour soumis et qu’on est autorisé à les en écarter en tout temps, c’est une atteinte aux droits régaliens de la divinité elle-même, qui a crée l’homme pour la liberté. Il est vrai qu’il est plus commode de régner dans l’Etat, la famille et l’église quand on peut faire triompher un pareil principe. Mais est-ce aussi plus juste ? »
Les différents candidats et leur rapport au peuple :
Pour un libéral comme Macron le peuple n’existe pas c’est même dans la pensée libérale une abstraction dangereuse (même si la période électorale fait qu’il faut bien au moins prendre en compte le peuple au sens de ceux qui sont défavorisés pour être élu). Pour le libéral on peut faire dire tout et n’importe quoi au peuple qui n’existe pas comme sujet conscient. Les seuls sujets conscients sont des individus qui investissent leur liberté égoïste sur le marché. Mais s’il y a un peuple pour le libéral il est ce qui résulte collectivement de ces individualités égoïstes dans leurs relations de concurrence, compétition, consommation. Le peuple est déjà donné alors il n’est pas question de le faire advenir. La réalité telle qu’elle est reflète les désirs des individus qui engendrent comme malgré eux une réalité collective qu’est le peuple. Il n’y a donc plus à penser le commun, il se fait de lui-même. Ne reste qu’à laisser faire car le peuple est toujours déjà là dans la réalité engendrée par les relations entre individus libres. « En marche » alors à l’intérieur d’un cadre pré-donné qui n’est pas à repenser, il faut continuer à marcher avec ses chaînes, pour que d’autres puissent continuer à s’enrichir, liberté dans les fers. Il faut seulement continuer à marcher pour rester compétitif, au risque de ne plus appartenir au « vrai » peuple, celui des individus qui jouent le jeu du libre marché. Si « révolution » il y a c’est bien celle d’un retour à la case départ, de laisser les choses en l’état ou alors la destruction de ce qui reste de chose publique, commune.
Pour les nationalistes comme Le Pen le peuple a une identité particulière, une langue, une culture, des coutumes, une même origine. Ce sens du peuple se nourrit de ce qui n’est pas lui, a besoin d’un ennemi extérieur pour rapprocher. Ce peuple a pour lui la force de l’unité mais il annule la diversité, il faut purifier. Il n’est pas universaliste ni républicain. Il n’est pas la France des droits de l’homme, il se confond avec un ensemble de mœurs et ceux qui ne se reconnaissent pas dans ces mœurs sont alors exclus. Un certain Philippe de Villiers disait même dernièrement « les mœurs valent mieux que les lois ». Cela se retrouve dans une déviation permanente du vrai sens de la laïcité qui devient un instrument non plus d’intégration, de conciliation entre unité et diversité, mais une arme d’exclusion et de rejet. L’effet pervers est d’attiser une haine de la France chez tous ceux qui ne peuvent s’identifier à ses mœurs mais pourraient s’identifier à ses valeurs universalistes, de retirer toute légitimité à la laïcité et aux valeurs universalistes. On fait dire à la laïcité le contraire de ce qu’elle est, on favorise ainsi ses détracteurs. On abandonne l’effort intellectuel d’abstraction que réclame la pensée politique. C’est alors le fait qui commande le droit, on pense le lien avec ce qui nous ressemble, selon l’affect, l’attachement sentimental à ses traditions, on brandit des barrières entre les cultures. Il est certes plus facile de suivre ses inclinations spontanées que de s’élever à la pensée rationnelle, c’est pourtant elle, seule, qui permet de comprendre ce qu’est vraiment la laïcité, la distinction entre le privé et le public, la capacité à se penser à la fois comme individu imprégné d’une culture particulière et comme homme capable de partager des valeurs communes qui permettent l’unité au-delà des différences culturelles. Redonner sa soi-disant grandeur à la France avec les nationalistes, en ce sens, est en réalité l’abandon de son histoire, de sa grandeur, c’est la ramener au particularisme culturel. Elle n’est plus cette lumière qui guide les peuples quelque soit leur culture, elle n’est plus qu’une culture parmi les cultures, fermée sur ses traditions, incapable de se déprendre d’elle-même pour s’élever vers l’universel.
Pour un conservateur comme Fillon, le peuple modèle est droit et moral, s’il ne l’est pas de fait il lui faut alors des tuteurs pour pousser droit. Le peuple ne peut se faire sans autorité forte. Contre les déviances il faut en revenir à la norme naturelle. Dans ce mot « naturelle » il faut comprendre qu’il y a une conviction selon laquelle il y a une norme qui n’a pas à être soumise à la délibération, à la discussion, sa vérité transcende toute convention. Le peuple n’a pas à s’auto-instituer, il a à se tenir dans la norme « naturelle ». Il faut dès lors respecter la famille « normale », travailler dur, reconnaître l’ordre en place, assumer sa situation comme une vocation, contre toute déviance. La laïcité est aussi mise à mal chez le conservateur quand il réfère à un fondement religieux des valeurs du peuple. Il y a là une proximité avec le nationaliste en référant à des mœurs particulières comme fondement du peuple, confondant le privé et le public, confondant l’attachement à une culture particulière, des traditions et le fait d’être membre du peuple qui partage des lois communes malgré les différences culturelles. Mais il y a aussi, au-delà d’une apparente contradiction, une proximité avec la pensée libérale. Car penser que chacun doit se tenir à sa place qui est sa vocation (comme expression de la providence divine pourrait-on dire), et insister sur le fait que l’on doive travailler dur, c’est alors considérer que chacun a ce qui lui est dû, que les inégalités ne sont pas injustes, que l’on doit se donner la peine de s’enrichir soi-même sans assistanat. Comme dans la pensée libérale chacun étant libre chacun a dès lors ce qu’il mérite puisque cela dépend de l’investissement de sa liberté, l’ordre tel qu’il est, est alors ce qu’il doit être. Il n’y a pas à penser la justice sociale ou l’égalité, puisque nous sommes déjà également libres de droit.
Pour les socialistes comme Hamon on se rappelle à ses origines historiques épisodiquement lors d’élections pour mieux masquer qu’au pouvoir on oublie le peuple qui s’efface devant l’idéologie libérale. Il est alors de bon ton de clamer l’exigence de justice sociale, l’unité du peuple contre les divisions culturelles, l’oppression de la finance. L’appareil de parti est démenti dans les faits quand il est au pouvoir. Peut être souhaite-t-il renouer avec ses origines historiques avec Hamon, mais cela est déjà fait depuis longtemps avec Mélenchon et maintenant les insoumis. La logique voudrait alors que le parti socialiste fasse primer les idées et convictions pour faire être le peuple et qu’il se rallie au programme de gauche, de la France insoumise. Mais la réalité semble autre, ce qui prime c’est le parti et ses professionnels de la politique, à ce compte on comprend que le peuple n’est qu’un instrument pour se redonner une apparence de légitimité.
Reste alors ceux qui laissent la parole au peuple, le laissent construire lui-même ses projets, l’ouvrent sur l’universalisme (il suffit de voir l’importance nouvelle accordée à l’ONU dans le programme de la France insoumise, les ponts avec les cultures méditerranéennes et les pays d’Amérique latine entre autres) plutôt que sur la division culturelle, ceux qui repensent l’intérêt commun contre l’asservissement du peuple au nom d’intérêts particuliers, et pensent une laïcité intégratrice, conciliant unité et diversité.
Le candidat Mélenchon a alors quelque chose de cette figure du « législateur » de Rousseau. Il n’a pas pour réelle vocation de faire les lois mais d’éveiller à l’esprit des lois pour sortir du cercle vicieux d’un contrat social, il doit préparer à la pensée du bien commun. Il participe à l’instauration d’un peuple car le peuple n’est qu’en se disant. Le dire ici c’est le faire. Parler au nom du peuple, taire le peuple ou le renvoyer au populisme c’est l’empêcher d’être. Certes le peuple peut sembler aujourd’hui ne pas être, tant la société est diverse et divisée, mais c’est une réalité à inventer et qui doit se réinventer sans cesse, le peuple n’est que par sa réalisation effective permanente à travers la délibération, participation et réflexion citoyenne. C’est à cela que s’attelle le candidat Mélenchon. Et partant, comme chez Rousseau le législateur doit s’effacer pour laisser place au seul véritable législateur, le peuple qui doit s’auto-instituer et qui a seul légitimité à poser la loi à laquelle il devra se soumettre car « obéir à la loi qu’on s’est prescrite est liberté ». C’est le projet de Constituante et du mouvement pour une 6e République.
Le peuple n’existe qu’en se disant. Il n’est pas, il a à être, il est projet, horizon commun. Le dire c’est le faire advenir à sa propre réalité, il s’institue en se déclarant. Mais s’il est maturation d’une pensée qui se dit, il est l’idée qui s’énonce. Et partant, comme idée il peut se faire idéologie, un intérêt particulier peut se faire passer pour l’universel. Le peuple en ce sens n’est qu’une mystification. Aussi, on n’entend plus vraiment le mot, ou seulement dans un sens qui le déforme sous l’appellation « populisme », ou encore sous cette forme pauvre et négative du « vivre ensemble » qui révèle souvent son absence et l’éclatement de la société en particularismes, jusqu’à la singularité absolue. Pour que le peuple advienne à sa réalité propre c’est lui-même qui doit s’auto-déclarer, s’approprier la souveraineté législative. L’idée n’est alors plus mystification, mais réellement le peuple qui engendre sa propre possibilité. C’est à sa propre naissance que les insoumis travaillent.
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